mardi 7 mars 2017

Le tango


Je me suis réveillé seul. Elle s'était pourtant endormie sur mon épaule. Une nuit avait fait basculer le rêve en une dure réalité qui était froide sous les draps. J'ai regardé le plafond, parce que c'était tout ce que j'avais à contempler, prêt à accepter qu'elle n'eût été que de passage. J'ai regardé l'heure, me suis dit que je pouvais encore dormir un peu. J'ai entendu un filet d'eau en provenance de la cuisine.

Édith s'était simplement levée tôt, plus tôt que moi. Elle s'était réveillée et avait caressé mon dos, avait posé un doigt sur ma joue et souris en voyant ma bouche ouverte. Je ne ronflais pas, mais c'était tout comme. Elle avait réprimé un fou rire qui m'aurait réveillé et qui aurait trahi qu'elle aimait bien cet enfant qui avait mon âge.

Elle n'était pas, encore, chez elle. Malgré ça, ou peut-être pour cette raison, elle prenait déjà des notes mentalement : un rideau à changer, une porte à peinturer, un meuble à décaper, un quelque chose à changer, un truc à ajouter, une habitude à dompter.

C'était de bonne guerre, elle savait que si je me permettais de résister à l'occasion, ce n'était que pour la forme. J'étais sous son emprise et devais me faire violence pour ne pas être simplement soumis. Non pas par dignité, mais simplement pour conserver cette étincelle dans ses yeux lorsqu'elle voyait un homme devant elle et non cette chiffe molle que je désirais tant être sous ses doigts.

Je devais faire semblant d'être dominant, elle faisait semblant d'être dominée. Nos rôles étaient parfaits. Nous dansions un tango ridicule : je ne dirigeais qu'en rêve, elle ne suivait que pour la forme.

J'ai enfilé ma robe de chambre et j'ai été la rejoindre à la cuisine. Elle n'y était déjà plus, elle était passée au salon où elle mesurait la largeur d'une fenêtre. Dans la cuisine, j'ai trouvé du café, je me suis servi. Je ne l'ai pas suivi. Elle ne pouvait pas ignorer que j'étais debout. Le café était là pour moi, ce n'était pas un hasard.

Édith était bien dans cet univers qui était mien et caressait la possibilité qu'il soit sien. L'appartement avait été un appartement d'homme si longtemps, qu'elle songeait parfois à simplement abattre les murs pour recommencer à zéro. Elle y pensait, sérieusement, sans penser à moi et je n'avais rien contre ça.

Je suis repassé à la chambre et j'ai eu une surprise : mes rideaux étaient ouverts. Ma chambre n'avait jamais vu la lumière. Je n'avais jamais pris le temps de l'aménager, de la rendre belle, pour moi elle n'était que pratique : dormir, baiser, stocker mes vêtements. À la lumière du jour, mon manque d'amour pour cette pièce me crachait à la figure.

Le temps de m'habiller, j'ai fermé les rideaux. Je n'ai pas manqué de les rouvrir pour lui faire plaisir. Je devinais Édith comme ça.

Elle s'affairait de nouveau à la cuisine, les ustensiles s'entrechoquaient, un poêlon s'agitait sur la cuisinière, des assiettes s'entrechoquaient.

Édith était à la cuisine et préparait un petit déjeuner. Elle le faisait pour deux, mais ne m'attendait pas. Elle sifflotait, pensait délaisser son poste un instant pour aller mettre de la musique, mais ne voulait pas tenter ma chance. J'allais revenir, se disait-elle, et j'allais pouvoir m'occuper de ça.

Quand je suis arrivé dans la cuisine, mon assiette était sur la table. Elle n'avait pas d'assiette. Édith avait mangé debout, devant la cuisinière, sans m'attendre. Elle était désormais au salon.

En mangeant mon omelette, je l'ai regardée continuer son drôle de bal. Elle passait d'un coin à l'autre de la pièce, replaçant un coussin, consultant son téléphone, regardant dehors. Dans la tête d'Édith se battaient son désir de faire sien l'endroit et son désir de n'y rien changer.

Après tout, elle était tombée amoureuse de moi dans ce salon, dans cette chambre, dans cette cuisine. Oui, elle avait envie de vivre chez elle, mais à quel prix? Allait-elle pouvoir changer suffisamment cet appartement pour qu'il laisse entrer la lumière? Allait-elle pouvoir aimer cet endroit pour une autre raison qu'elle y soit tombée amoureuse?

J'ai terminé mon petit déjeuner et nettoyé mon assiette. Je l'entendais toujours passer d'une pièce à l'autre. J'entendais parfois le gallon à mesurer, parfois un rideau être tiré. Quand j'ai terminé mon café, je me suis dit que j'allais la chasser, l'acculer à un mur, peut-être même l'embrasser.

Édith avait envie que je l'embrasse. Elle était nerveuse. Elle savait bien que je la voyais tanguer d'une pièce à l'autre, m'éviter sans le vouloir, sans le faire. Elle savait que je m'imaginais assez bien ce qui pouvait se passer dans sa tête. Édith me connaissait sans devoir m'apprendre.

Je l'ai suivie, au son, dans cet appartement qui était trop grand pour nous deux, et l'ai trouvée dans le corridor. Elle s'apprêtait à passer d'une pièce à l'autre. Je me suis arrêté sans pour autant être un obstacle. Je ne voulais pas l'effrayer. Je ne voulais simplement qu'elle s'arrête un instant.

- J'aime ça te croiser chez toi, qu'elle m'a dit, me glissant un baiser sur les lèvres.

Édith ne savait quoi dire, alors m'embrasser était la meilleure solution. Elle savait que j'allais répliquer, que j'allais dire quelque chose de plus, quelque chose qui viendrait malheureusement alimenter une enchère stupide : non, je ne l'aimais pas plus qu'elle m'aimait.

Je n'ai pas eu le temps de lui dire que moi aussi j'aimais ça, que j'adorais ça la croiser dans mon corridor. J'aurais voulu glisser aussi que ce n'était plus tout à fait le mien, mais un peu le sien aussi... Elle m'a évité et a recommencé sa course.

Je n'en pouvais plus.

Ça ne pouvait pas durer plus longtemps.

Je suis descendu au sous-sol et ai été chercher une masse. Je voulais quelque chose de maniable qui puisse faire du dégât et maintenant que je l'avais en main c'était si bon. C'était lourd et massif. Il n'y avait aucune façon qu'elle puisse l'éviter.

Je suis remonté et j'ai attendu dans la chambre. J'étais assis sur le lit, la masse sur mes cuisses et j'attendais.

Édith, s'inquiétant de ne plus m'entendre, sachant que j'avais joué dans les outils au sous-sol, hésitait à venir me voir. Heureusement, la tentation fut trop forte.

Elle est entrée, je me suis levé. J'avais cette masse dans les mains, la solution à tellement de questions, tellement d'hésitation, tellement de malentendus possibles...

Édith a ouvert la bouche quand elle m'a vu lever la masse au-dessus de ma tête.

Je crois qu'elle a eu peur un instant.

La masse s'est enfoncée et a fait un trou. Ce n’était pas joli à voir. Édith était pétrifiée, immobile devant moi.

J'ai laissé l'outil planté dans le mur, me suis approché d'elle. Ai pris sa tête toute chaude entre mes mains, y ai posé les lèvres et lui ai dit :

- Ton tour. On abat ce mur, y'a pas assez de lumière dans la chambre.




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