mercredi 19 avril 2017

Chapitre 3 : Une rouquine nommée Stéphany


Quand la femme de Paul l’a laissé pour un autre, le bon vivant débonnaire s’est transformé en un être cruel, renfrogné, sédentaire, aigri et particulièrement insupportable. Manque de bol, Paul est notre patron. Du coup, pour André et moi, le moindre prétexte est bon pour travailler à l’extérieur des bureaux.

Il fait beau dehors? Sortons. Une manifestation passe sous nos fenêtres? Allons voir. Un nouveau restaurant offre un accès internet? Travaillons à distance. Un nuage en forme d’ourson est passé dans le ciel? C’est un signe qui ne ment pas : nous devons le suivre.

Mais ce matin André est sorti du bureau de Paul et soudainement n’avait plus besoin de prétexte.

- Tu me sors d’ici ou je le tue!

L’homicide n’est pas une raison, pas un prétexte, tout au plus un justificatif. C’était sa façon de me dire que sa rencontre ne s’était pas déroulée comme il l’aurait souhaité. Il faut le connaître, il n’est pas méchant. Ce n’est pas parce qu’on jamais retrouvé son chien qu’il faut croire les mauvaises langues qui racontent qu’il l’a fait disparaître parce qu’il avait osé uriner sur la moquette. Il a perdu son chien, simplement. Parait que ça arrive.

Je n’ai pas osé le contrarier, parce que. Pour paraphraser le p’tit prince je dirai : y’a des mystères qu’il ne faut pas faire chier. Bref, je n’avais pas besoin de connaître l’histoire, d’avoir une autre raison que celle qu’il venait de me donner pour faire la job buissonnière.

J’allais partir sans mon ordinateur, prêt à aller descendre quelques pintes de bière, mais il m’a arrêté dans mon envol.

- Tu crois que tu t’en vas où toi? Au Club Med? Allez, on va bosser ensemble et on va lui montrer qu’on n’est pas des cons.

Ce n’était pas le moment de lui dire que pour ma part je ne le pensais pas du tout. Mon opinion importait peu à ses yeux, alors je suis retourné à mon bureau pour prendre mon portable et j’ai accéléré ma démarche pour le rattraper. Il appelait déjà l’ascenseur.

J’ai profité de ce moment de répit pour lui demander, comme si ça avait une importance :

- On va où?

- J’sais pas. Y’a ce nouveau café.

- Où?

- Dans la côte. « Élémentaire ma chère rouquine » ça s’appelle ou un truc du genre.

- Tu parles d’un drôle de nom.

- Y’a une rouquine derrière le comptoir, c’est peut-être pour ça.

- Va pour la rouquine.

Allez savoir pourquoi, les gars ont presque tous une attirance mystique envers les rouquines. Il faut dire que les mythes sont légion. Il parait qu’elles : embrassent mieux, ont une odeur différente, luisent lors des nuits de pleines lunes, sont plus cochonnes que les autres, goûtent différentes, ont un caractère plus bouillant (essayez les brunes!), peuvent monter une mayonnaise sans œufs, arrivent à supporter le regard d’un chat dans la pénombre et lisent le braille (quand elles sont aveugles, évidemment).

Je ne fais pas exception. Je crois quelques trucs dans le lot et pour le reste, je ne demande qu’à tester empiriquement.

À peine arrivés et je tombais sous le charme. Pas de la fille, mais du café. Un local fait sur le long, un immense comptoir de bois noir qui occupe près de la moitié du plancher, sur lequel trône une magnifique machine à espresso (vous savez celle qui est chromée avec un aigle sur le dessus?). Derrière le comptoir, sur le mur, des pots de verre avec différents grains de café, différents thés, une multitude de bouteilles d’alcool et de sirop fruités multicolores. Les murs sont de briques, le plancher de bois n’a pas été verni depuis des lustres et porte la marque des cent pas d’amoureux éconduits qui y ont attendu un rendez-vous qui n’est jamais venu.

Derrière ce comptoir, il y a aussi cette jolie rousse. Vêtue simplement d’un jeans qui ne laisse pas de place à l’imagination quant à ses jambes ou ses fesses, d’une camisole noire couverte partiellement par une chemise entrouverte au niveau de la poitrine, nouée à la taille. Elle a les cheveux longs bouclés, d’un rouge flamboyant, irréels. Son visage est tout en angles, coupé par des coups de ciseau trop pressés dans un marbre au teint pâle typique des rouquines. Bref, elle est jolie.

On se prend une table, André se rend au comptoir pour commander et nous revient avec deux cafés. Il est bon, très. Je croise le regard de la rouquine derrière le comptoir et lui souris. Elle lève un verre dans ma direction et me sourit aussi. Cet échange n’échappe pas à André qui me donne un coup de coude.

- Vas-y!

- Où?

- Va la voir! Elle te regarde comme tu la regardes.

- Et je la regarde comment?

- Avec concupiscence.

- Et tu crois qu’elle me fait le même regard?

- Tout à fait!

- Ça fait combien de temps que tu n’as pas baisé André?

- Un bout pourquoi?

- Pour rien… pour rien.

On travaille une petite heure. André ponctue ses phrases de mots doux à l’intention de Paul : l’enfoiré, l’enculé, il va voir cet imbécile, connard, saloperie de sa race (Paul est blanc, André aussi, moi aussi. Ça ne fait pas une histoire politiquement correcte, mais c’est notre situation et ça permet à André de passer ce commentaire qui – dans d’autres circonstances – ne serait pas approprié), enfant de chienne (j’ai rencontré sa mère lors d’un enterrement familial, très sympathique la dame, André exagère)… C’est distrayant en travaillant et c’est aussi bien que siffler. Bref, au bout d’une heure on a terminé et André a envie de pisser.

C’est un détail qui a son importance, parce qu’il se rend aux toilettes qui sont au bout du local, aussi bien dire au bout du monde. Je suis donc seul avec la rouquine derrière le comptoir et j’ai quelques minutes à perdre.

J’ose. Je me lève. Je me rassois, mais au comptoir cette fois. Je me penche, lui fais signe. Elle vient me voir. Elle me sourit. Je n’ai rien à dire, alors je lance une banalité.

- Élémentaire ma chère rouquine?...

- Ouep. C’est moi. Bref : le financement du café vient de mon frère, il s’est conservé le droit de le nommer comme il le voulait. J’ai pas eu mon mot à dire. Quoique je ne me suis pas gêné pour lui faire part de mon avis. Autre chose?

- J’imagine que la question revient souvent…

- Non, du tout, t’es le premier. Jamais on ne m’a passé de commentaire sur ce détail ou simplement sur le fait que je sois rousse.

- Plutôt flamboyante, ça surprend.

- Je suis rousse et surprise : J’ai aussi le droit de me teindre les cheveux!

- J’ai l’impression d’être désagréable.

- Écoute, c’est pas exactement toi.

- C’est déjà ça.

- Mais c’est toi aussi. Tu sais, je travaille ici. C’est mon boulot. Comme toi tu te rends dans ton bureau aseptisé tous les matins, moi je viens bosser ici. C’était un rêve. C’est pas exactement ce que j’avais souhaité. Jamais j’aurais imaginé le nombre de gars qui confondent le service à la clientèle à la drague.

- Ok…

- Je veux pas être draguée. Je veux rien savoir.

- Ok…

- Mec, je travaille ici. Tu comprends ce que ça veut dire? Est-ce que ton travail implique que tu dois te faire aborder à longueur de journée par des gars qui ne veulent que savoir si le poil dans ta petite culotte est de la même couleur que tes cheveux?

- Non…

- Alors, laissez-moi tranquille.

- Ok.

On s’est regardé un instant. J’imagine que j’avais des yeux piteux. Je n’étais pas gros dans mes petites culottes contenant des poils noirs. Elle a compris que j’étais plutôt sonné par sa tirade. J’ai vu dans ses yeux qu’elle était désolée avant qu’elle s’avance pour le dire.

- Je m’excuse.

- C’est correct. C’était plutôt clair et articulé, difficile de ne pas comprendre.

- Non, c’est pas correct. Si je dis ça à tous les gars qui rentrent ici je n’aurai plus de client d’ici un mois.

- Là, t’as un point. Et puis, j’aimerais juste préciser un petit quelque chose.

- Lequel?

- Je n’ai pas confondu le service à la clientèle et la drague.

- Si tu le dis.

- Mon collègue oui, mais pas moi. Pour ma part, je me juste dis que cette fille est jolie, qu’elle semble en confiance derrière son comptoir, qu’elle semble maîtresse de céans et que de l’aborder dans ces circonstances est encore mieux que d’attendre sur le trottoir qu’elle finisse de travailler et de la suivre jusqu’à ce que ce soit le bon moment de l’aborder.

- Je te confirme que si t’avais fait ça, t’aurais eu des chances d’être aspergé par du poivre de Cayenne.

- Ça se vend légalement ça?

- Tu peux revenir à six heures si tu veux le savoir.

- Non, ça va aller. Tout ça pour dire que si tu étais dans un bar et que je t’abordais tu pourrais me dire « tu sais mec, je veux juste boire un verre tranquille, est-ce que c’est trop demander? », au gym « mec, tu crois que je me fais chier à suer en me disant que je suis à mon meilleur et que c’est le moment idéal pour faire des rencontres? », à la pharmacie « ok, t’es pas sérieux, vraiment? Dans l’allée des serviettes hygiéniques? » et dans la rue on sait déjà comment ça aurait terminé….

- Je devine ton point.

- Mon point est que sur ton lieu de travail, c’est un lieu comme une autre, puis je me fous de la couleur de tes poils pubiens et à vrai dire, je me fous aussi du nom de ton café, de ton horaire, de ton statut marital, mais je sais que tu as un frère et que tu découvres que ton rêve n’était peut-être pas aussi idyllique que tu l’avais imaginé. Du coup, on a eu une vraie conversation. Merci, moi c’est Philippe.

Je vois André qui sort des toilettes et rajuste sa braguette (pourquoi il ne l’a pas fait derrière la porte close? Allez savoir!). La rouquine me regarde gravement.

- Moi c’est Stéphanie.

Elle me tend une main que je serre avec un grand sourire.

- Enchanté Stéphanie.

- C’est Stéphany, avec un « y ».

- Pardon, enchanté Stéphany.

- Ça parait pas, mais je sais toujours quand quelqu’un fait une faute dans mon prénom, même à l’oral.

André arrive à notre hauteur et me sourit comme un demeuré. Stéphany nous tourne le dos aussitôt. Je devine qu’il n’est pas exactement son genre d’homme (ou d’humain).

On passe la porte et André me lance encore un coup de coude dans les côtes.

- Petit cochon! Et puis? Ça s’est passé comment?

- Je sais pas, tu demanderas à Paul.

Et je le plaque là, alors qu’il se demande quel est le lien entre Paul et Stéphany.

Moi je sais que je ne supporterai plus les sautes d’humeur de Paul.

J’en souris comme un con en marchant vers Églantine, qui est stationnée deux rues plus loin.

dimanche 9 avril 2017

Chapitre 2 : Églantine

J’ai connu Églantine dans un dinner de la Nouvelle-Angleterre. Je ne me souviens plus ce que j’y faisais exactement, comment j’y étais arrivé ou même si j’étais avec quelqu’un. Tout ce dont je me souviens, c’est d’un café pas assez fort et du reflet d’un rayon de soleil dans son pare-brise. Littéralement, j’ai été aveuglé par cette bagnole.

C’était une MG Midget 1975 décapotable, rouge. Elle était littéralement envoûtante. Juste à la voir stationnée à quelques mètres de moi je m’imaginais déjà sur les routes à son volant. Le propriétaire est rentré dans le dinner, a salué la serveuse et le patron à la cuisine avant de s’installer sur un tabouret. 



Ça n’a pas été long, quelques minutes tout au plus, avant qu’il remarque que je dévorais sa voiture des yeux. Je devais vraiment avoir l’air du loup dans la bergerie. Il n’est pas exclu qu’un filet de bave se soit accroché à mes lèvres. Il s’est levé, est venu vers moi et m’a dit, dans un anglais que j’ai compris non sans difficulté, qu’elle était à vendre.

Je lui ai simplement répondu qu’elle ne l’était plus.

Chaque hiver c’est la même histoire, je dois me résoudre à l’abandonner quelque part en espérant qu’elle survive à l’hiver. Je n’ai pas les moyens de l’entreposer et je n’ai pas de garage où je pourrais la laisser en sureté. Alors, à la première neige, au premier verglas, je l’abandonne où je suis à ce moment-là. Je la couvre d’une bâche, qui est toujours dans le coffre, et la quitte en marchant sans me retourner. Je ne sais plus on en est à combien de séparations et de retrouvailles, mais ça me déchire toujours le cœur de l’abandonner et c’est une des plus belles joies de ma vie quand je la retrouve.

Ce matin, je m’en vais la chercher. Je ne suis même pas certain d’où je l’ai laissé. J’hésite entre un entrepôt du nord de la ville ou sous une bretelle d’autoroute dans l’ouest de l’île. Je me souviens qu’elle ne voulait pas monter une pente qui était à peine enneigée. Elle se dirigeait vers le gouffre, vers le caniveau et il n’était pas question que je la laisse faire. Contre son gré je l’ai donc protégée d’elle-même et l’ai abandonné. Je crois que l’entrepôt c’était l’année dernière, ou l’autre d’avant. Sous une bretelle, j’en suis presque certain.

Durant l’hiver, j’y pense peu ou pas du tout. J’habite en ville depuis si longtemps que je me suis fait aux transports en hiver, au grésil, aux congères et même quand je donne un coup de pelle pour aider un copain à dégager sa voiture, Églantine n’est pas derrière mes yeux. C’est une voiture d’été. Elle a été conçue pour ça. Elle est faite pour s’exposer au soleil, pour que des bras nus et des jupes trop courtes caressent sa carrosserie, son cuir.

C’est pourquoi dès les premiers rayons de soleil je commence à la revoir dans ma soupe. Des fois c’est le ronronnement d’un moteur qui passe dans la rue, parfois c’est un vent chaud sur mon visage qui me rappelle c’est quoi être dans son ventre. Et quand je me mets à y penser, rien ne pourrait m’empêcher d’y retourner.

Lorsque je m’assois sur ses sièges de cuir réchauffés par le soleil, lorsque je pose mes mains sur le volant de bois, lorsque je mets mes lunettes de soleil pour la route, c’est comme si elle m’invitait à mourir à ses pieds, à lui baiser la carrosserie et la faire sentir dame de nouveau…

Il n’y a pas de trottoir aux abords des bretelles d’autoroute, pas plus qu’il y a d’arrêt d’autobus ou de chauffeur de taxi prêt à s’arrêter près des voitures qui filent à toute allure vers d’autres histoires. C’est donc quelque chose comme une corrida, une partie de cache-cache, de sauve-qui-peut et de petites peurs qui en valent la peine. Éviter les voitures, marcher sur le bas-côté, enjamber les terrepleins de béton : tous ces obstacles sont autant de mesures de sécurité pour protéger Églantine du monde extérieur.

Puis, je la vois, l’entrevois. Derrière un gros pilier de béton gris, je vois une bâche devenue grise elle aussi après l’hiver. Je m’approche et je sens mon cœur qui veut sortir de ma poitrine pour aller à sa rencontre plus rapidement. Je pèse mes pas. Je marche d’un rythme posé. J’accorde à cette réunion tout le décorum nécessaire, mérité.

Ma main se pose sur le tissu ciré. Je n’aurais pas autant d’émotions à poser la main sur une cuisse dénudée. Les quelques fois où une femme s’est laissée aller sur ses sièges de cuir j’avais l’impression de faire l’amour à trois. Le crissement du cuir torturé par nos ébats était un gémissement de plus se joignant aux nôtres.

Incapable de résister plus longtemps, je m’emballe. Je tire sur la toile, je grogne, je serre les dents, je voudrais qu’elle soit déjà là, nue, offerte à mes yeux.

Et la voilà. À peine plus poussiéreuse que lorsque je l’ai laissée. Superbe. Je regarde par la fenêtre de la portière et anticipe tout le plaisir que nous aurons ensemble. Elle est belle, je lui dis, lui murmure, mais c’est moi qui rougis.

Il y a quelque année, la serrure avait rouillé durant l’hiver et la clé n’a jamais voulu tourner. J’ai cru que j’allais mourir; si près du but et si loin malgré tout…

Depuis, j’ai peur, à chaque fois. Je retiens mon souffle. Je m’insère. Je prends un moment où j’arrête tout mouvement, où je cesse de bouger. Je ressens chaque muscle de ma main, chaque tendon, chaque impulsion dans les nerfs qui parcourent mon corps. Je suis à veille de connaître de nouveau tant de plaisir. Du moment où je tournerai la clé, rien ne sera plus pareil. Ça ne pourra plus jamais être comme avant. Ce sera une autre été avec elle, une autre saison à sillonner les routes, à faire tourner les têtes, à rendre jaloux le monde entier.

Elle saura toujours m’aimer davantage que ce que je peux lui offrir, sans jamais m’en tenir rigueur.

Étrangement, les minutes suivantes sont un peu floues. Je suis entré, elle n’a pas fait d’histoire pour démarrer et nous sommes partis. Nous avons roulé quelques minutes ou quelques heures. Je crois que je l’ai décapotée pour quelques kilomètres. Je me souviens que j’avais froid aux doigts sur ce volant de bois. Le printemps ne pointe qu’à peine le bout du nez. Peut-être ai-je été trop empressé?

Je suis rentré, l’ai laissé à quelques rues de chez moi. Puis, j’ai été faire une sieste avant de rentrer au boulot.

C’est André, mon collègue, qui a passé un commentaire au diner.

- T’en fais une tête! T’as passé la nuit sur la corde à linge?

- Presque… Églantine.

- Tu la vois encore celle-là? C’est cyclique ou quoi?

- C’est une vieille histoire d’amour compliquée, c’est tout.

- Mais une belle histoire, si je me fis à tes cernes…

- J’ai été la revoir cette nuit, pour la première fois depuis l’automne dernier.

- Ah oui? Elle est dans quel coin?

- Dans l’ouest de l’île.

- Et tu y as été comment?

- En transport en commun, puis à pied.

- Ça ne te manque vraiment pas de ne pas avoir de permis de conduire?

- Ça n’a jamais gêné Églantine.

mercredi 5 avril 2017

Chapitre 1 : Une porte rouge dans St-Henri

Je vais essayer de raconter ça sans avoir l'air fou ou sans que ça semble trop étrange : je me suis réveillé dimanche en me demandant si je n'avais pas oublié de quitter mon appartement de St-Henri.

Ok, je clarifie : je ne me suis pas demandé si j'avais oublié de fermer la porte de mon appartement ou si j'étais encore dans mon lit. Non, je me suis réveillé et je me suis demandé si je n'avais pas un deuxième appartement où j'aurais encore des choses après toutes ces années. Sans être en mesure de dire combien d'années.

Je n'ai aucun souvenir de mon déménagement. Aucun. En fait, je n'ai le souvenir que de trois moments à cet endroit : le jour où j'ai emménagé, la première fois où j'y ai fait l'amour avec Véronique (dans l'entrée, nous étions pressés) et la dernière fois où j'ai verrouillé la porte d'entrée.

Je me souviens pourtant très bien de l'appartement lui-même! Je pourrais vous décrire les décorations, la manière qu'a le soleil d'illuminer le corridor quand il frappe les fenêtres du devant en début d'après-midi au printemps. Je pourrais vous parler de la porte-fenêtre de la cuisine qui donne sur la petite cour entre trois immeubles, qui ne voit jamais le soleil, qui était si privée que je pouvais y lire nu.

J'avais un différent système de son aussi, une petite chaine bien ordinaire, grise, sans nom, qui était là pour faire jouer la radio seulement. Moi qui n'aime pas tant la radio. J'avais une affiche d'un poète dont j'ai oublié le nom, un grand chevelu, une photo noir et blanc...

Je n'ai vraiment aucun souvenir de l'avoir quitté. Je ne me souviens pas non plus du loyer. Je me souviens que je ne gagnais pas cher à l'époque, alors ça devait être des misères parce que sinon je ne vois pas comment j'aurais pu me le permettre en plus de la bagnole.

C'est une autre chose ça : j'ai complètement oublié ma bagnole, tout l'hiver. Demain, j'irai la chercher.

Enfin, dimanche je me suis réveillé en songeant à cet appartement et j'ai vraiment eu envie de le revoir. Ce qui est drôle, c'est que depuis des années il y avait cette clé dans l'entrée, cette clé sans nom, sans identification, dont j'avais oublié le rôle. Je suis pas mal certain que cette clé c'est celle de mon appartement dans St-Henri.

Ce matin, je suis parti tôt pour aller le revisiter. Mon plan était plutôt imprécis : j'allais le retrouver, sonner, cogner, tenter de voir si la décoration a changé et ce n'est pas le cas, insérer la clé dans la serrure. Et là, espérer que la vie ne soit pas aussi étrange qu'elle me parait. L'improvisation allait s'occuper du reste.

J'y ai été en métro, parce que j'ai pas encore été chercher ma bagnole. Maintenant que le printemps est de retour, ça va être vraiment chouette de me retrouver encore une fois sur les routes, avec le vent et la radio comme seuls accompagnements. Tiens, encore la radio.

Sorti métro Place St-Henri, j'y ai été un peu par instinct. À droite par ici... ah je reconnais ce dépanneur, à gauche par-là... ou peut-être pas? Après une vingtaine de minutes, je suis revenu en arrière et me suis mis à rire tout seul sur le trottoir.

Imaginez-vous que ce matin, dans St-Henri, y'avait un gars sur le trottoir qui tenait la clé de son appartement dans les mains, mais qui avait oublié où était celui-ci.

Je me souvenais de l'immeuble : deux étages, façade de granite, porte rouge. Incrédule envers moi-même, j'ai déambulé un temps en me disant que ça allait me revenir. Ça ne m'est pas revenu.


 

En désespoir de cause, après deux heures à chercher sans succès, j'ai appelé ma mère.

- Maman?

- Philippe! Je suis content que tu appelles. Comment ça va mon gars? Tu m'appelles pas pour une mauvaise nouvelle j'espère?

- Ça va très bien maman. Je t'assure que tout va très bien et je ne t'appelle pas pour t'annoncer quoi que ce soit.

- Ça va toujours bien avec ta copine?

- Je n'ai plus de copine pour l'instant, mais je te promets que je travaille fort pour te trouver des petits enfants!

- T'es comique! Je veux juste que tu sois heureux...

- Je sais... M'man, tu te souviens de mon appartement dans St-Henri?

- Mmmm pas vraiment, c'était à quelle époque?

- À peu près quand j'ai rencontré Véronique... plus ou moins quelques années...

- C'était pas l'époque où tu avais cette belle voiture? La belle voiture rouge, sportive, ancienne?

- Je l'ai toujours maman, c'est Églantine.

- Ah tu sais, c'est la mémoire qui lâche en premier...

- Ouin, je suis au courant... je ne me souviens plus de l'adresse de cet appartement.

- Désolée, je ne peux pas t'aider avec ça... je ne me souviens plus. En fait, je ne me souviens plus si j'y ai même été. Est-ce que je t'ai aidé avec le déménagement?

- Pas à mon souvenir...

- Alors, désolé mon gars. Tu devrais peut-être appeler Véronique?

- On se parle plus vraiment...

- C'est dommage, je l'aimais bien cette fille.

- Je sais... Allez, je te laisse, je vais voir si je trouve quelqu'un qui peut m'aider à trouver cette adresse.

- Ok, bonne chance. Je t'aime mon gars!

- Je t'aime aussi M'man.

Elle n'avait pas tort. En bonne mère, en fait, elle avait raison. L'idéal était de recontacter Véronique. Je ne lui avais pas parlé depuis des années, mais nous avions toujours quelques amis en commun. Aux dernières nouvelles elle avait deux enfants et un mari ventripotent. Je ne me suis jamais tout à fait remis de ma séparation avec elle. J'avais vraiment cru que nous finirions à l'auspice ensemble. J'étais un peu heureux que son homme soit un peu gros.

J'ai commencé par sa meilleure amie. Sa meilleure amie de l'époque, parce que j'avais entendu entre les branches que ce n'était plus pareil depuis que Véro avait accouché. Mélodie m'a confirmé qu'elles ne se parlaient plus, mais qu'il lui ferait vraiment plaisir de me revoir. J'ai échangé quelques promesses un peu vides pour passer à ma prochaine source. Quelque part dans le creux de mon cerveau de mâle un peu primate, une petite lumière s'est allumée avec écrit dessus «possibilité de baise».

J'ai contacté deux, puis trois, puis quatre de nos connaissances communes et tous m'ont dit qu'elle avait coupé les ponts avec ses anciennes connaissances.

Acculé au mur, je n'ai pas eu le choix : j'ai appelé son frère. Je ne retranscrirai pas notre conversation parce que ça n'a pas été très joli par moment, mais au bout du compte il a fini par me dire son numéro de téléphone.

Alors, je l'ai appelée.

- Véronique?

- Philippe!? Oh mon Dieu! Comment ça va? Attends, je me libère, je peux te rappeler? C'est quoi ton numéro?

Je lui ai donné mon numéro, elle m'a assuré qu'elle me rappellerait 5 minutes plus tard.

Une heure plus tard, n'en pouvant plus de faire le pied de grue sur les trottoirs de St-Henri, j'étais assis à une table d'une chaîne de restauration rapide spécialisée en beignes quand mon téléphone a sonné.

- Philippe! Je suis si heureuse d'avoir de tes nouvelles!

- Moi aussi Véronique, ça fait quoi... 5-6 ans?

- Au moins 8, c'était avant la naissance de Gabriel.

- 8 ans... wow.

- Qu'est-ce qui se passe avec toi?

- Oh, tu sais...

Et je ne pouvais pas vraiment y échapper, alors j'ai raconté tout ce qui s'était passé durant les 8 dernières années: mes trois appartements, les deux chats, les trois séparations, l'avortement, la faillite, la dépression, les médicaments, l'internement, la remontée de la pente, la stabilité, le job tranquille et payant, le retour à la vie normale...

- Wow... moi je suis juste mère et mariée. Tu sais que j'ai une petite entreprise de confitures à la maison?

- Non! Ça se trouve où tes confitures?

- Pour l'instant, c'est assez confidentiel, je vends à mes amis et ma famille, mais bientôt ça va vraiment être gros. Mon mari est en train de me faire des étiquettes sur l'ordinateur...

Dire que j'avais été fou de cette femme. Je l'avais échappé belle.

- Tu sais pas quoi?

- Non.

- Je suis dans St-Henri.

- Et?

- Ben c'est con, mais je cherche l'adresse de mon appartement dans St-Henri.

- Et?

- Ben, je me suis dit que tu t'en souviendrais peut-être.

- Pourquoi?

- Parce qu'on se connaissait à l'époque.

- Ah non. T'habitais sur Rosemont quand on s'est connus.

- Ben non, tu te souviens pas de notre première fois dans l'entrée?

- Oui, mais c'était sur Rosemont.

- Non, non, je t'assure, c'était à St-Henri. Y'avait cette patère dans l'entrée...

- SUR ROSEMONT. Écoute Philippe. Cette fille, c'était pas moi et j'ai pas vraiment envie de repenser à mes baises d'il y a dix ans avec un homme qui n'est pas le père de mes enfants. Tu comprends ça j'espère?

- Oui, oui... désolé...

- Allez, je dois te laisser, les enfants n'arrêtent pas de courir partout, mais ça m'a fait plaisir de te parler. Rappelle-moi, on ira prendre un café. Je t'emmènerai un pot de confiture maison.

- Super, j'ai vraiment hâte! À bientôt!

J'ai raccroché avec un drôle de sentiment dans le ventre. Je venais de passer près de 4 heures à chercher un ancien appartement sans le trouver. Et puis, après avoir parlé à Véro j'avais une idée : c'était il y a 10 ans plus ou moins... c'était quoi cette quête de fou?

J'ai jeté l'éponge et la clé dans un égout. J'ai regretté immédiatement, mais c'était fait.

Je suis rentré chez moi en me consolant avec la seule chose qui pouvait encore me consoler : demain, j'allais aller chercher Églantine.

Ma bagnole me manquait.