mercredi 5 avril 2017

Chapitre 1 : Une porte rouge dans St-Henri

Je vais essayer de raconter ça sans avoir l'air fou ou sans que ça semble trop étrange : je me suis réveillé dimanche en me demandant si je n'avais pas oublié de quitter mon appartement de St-Henri.

Ok, je clarifie : je ne me suis pas demandé si j'avais oublié de fermer la porte de mon appartement ou si j'étais encore dans mon lit. Non, je me suis réveillé et je me suis demandé si je n'avais pas un deuxième appartement où j'aurais encore des choses après toutes ces années. Sans être en mesure de dire combien d'années.

Je n'ai aucun souvenir de mon déménagement. Aucun. En fait, je n'ai le souvenir que de trois moments à cet endroit : le jour où j'ai emménagé, la première fois où j'y ai fait l'amour avec Véronique (dans l'entrée, nous étions pressés) et la dernière fois où j'ai verrouillé la porte d'entrée.

Je me souviens pourtant très bien de l'appartement lui-même! Je pourrais vous décrire les décorations, la manière qu'a le soleil d'illuminer le corridor quand il frappe les fenêtres du devant en début d'après-midi au printemps. Je pourrais vous parler de la porte-fenêtre de la cuisine qui donne sur la petite cour entre trois immeubles, qui ne voit jamais le soleil, qui était si privée que je pouvais y lire nu.

J'avais un différent système de son aussi, une petite chaine bien ordinaire, grise, sans nom, qui était là pour faire jouer la radio seulement. Moi qui n'aime pas tant la radio. J'avais une affiche d'un poète dont j'ai oublié le nom, un grand chevelu, une photo noir et blanc...

Je n'ai vraiment aucun souvenir de l'avoir quitté. Je ne me souviens pas non plus du loyer. Je me souviens que je ne gagnais pas cher à l'époque, alors ça devait être des misères parce que sinon je ne vois pas comment j'aurais pu me le permettre en plus de la bagnole.

C'est une autre chose ça : j'ai complètement oublié ma bagnole, tout l'hiver. Demain, j'irai la chercher.

Enfin, dimanche je me suis réveillé en songeant à cet appartement et j'ai vraiment eu envie de le revoir. Ce qui est drôle, c'est que depuis des années il y avait cette clé dans l'entrée, cette clé sans nom, sans identification, dont j'avais oublié le rôle. Je suis pas mal certain que cette clé c'est celle de mon appartement dans St-Henri.

Ce matin, je suis parti tôt pour aller le revisiter. Mon plan était plutôt imprécis : j'allais le retrouver, sonner, cogner, tenter de voir si la décoration a changé et ce n'est pas le cas, insérer la clé dans la serrure. Et là, espérer que la vie ne soit pas aussi étrange qu'elle me parait. L'improvisation allait s'occuper du reste.

J'y ai été en métro, parce que j'ai pas encore été chercher ma bagnole. Maintenant que le printemps est de retour, ça va être vraiment chouette de me retrouver encore une fois sur les routes, avec le vent et la radio comme seuls accompagnements. Tiens, encore la radio.

Sorti métro Place St-Henri, j'y ai été un peu par instinct. À droite par ici... ah je reconnais ce dépanneur, à gauche par-là... ou peut-être pas? Après une vingtaine de minutes, je suis revenu en arrière et me suis mis à rire tout seul sur le trottoir.

Imaginez-vous que ce matin, dans St-Henri, y'avait un gars sur le trottoir qui tenait la clé de son appartement dans les mains, mais qui avait oublié où était celui-ci.

Je me souvenais de l'immeuble : deux étages, façade de granite, porte rouge. Incrédule envers moi-même, j'ai déambulé un temps en me disant que ça allait me revenir. Ça ne m'est pas revenu.


 

En désespoir de cause, après deux heures à chercher sans succès, j'ai appelé ma mère.

- Maman?

- Philippe! Je suis content que tu appelles. Comment ça va mon gars? Tu m'appelles pas pour une mauvaise nouvelle j'espère?

- Ça va très bien maman. Je t'assure que tout va très bien et je ne t'appelle pas pour t'annoncer quoi que ce soit.

- Ça va toujours bien avec ta copine?

- Je n'ai plus de copine pour l'instant, mais je te promets que je travaille fort pour te trouver des petits enfants!

- T'es comique! Je veux juste que tu sois heureux...

- Je sais... M'man, tu te souviens de mon appartement dans St-Henri?

- Mmmm pas vraiment, c'était à quelle époque?

- À peu près quand j'ai rencontré Véronique... plus ou moins quelques années...

- C'était pas l'époque où tu avais cette belle voiture? La belle voiture rouge, sportive, ancienne?

- Je l'ai toujours maman, c'est Églantine.

- Ah tu sais, c'est la mémoire qui lâche en premier...

- Ouin, je suis au courant... je ne me souviens plus de l'adresse de cet appartement.

- Désolée, je ne peux pas t'aider avec ça... je ne me souviens plus. En fait, je ne me souviens plus si j'y ai même été. Est-ce que je t'ai aidé avec le déménagement?

- Pas à mon souvenir...

- Alors, désolé mon gars. Tu devrais peut-être appeler Véronique?

- On se parle plus vraiment...

- C'est dommage, je l'aimais bien cette fille.

- Je sais... Allez, je te laisse, je vais voir si je trouve quelqu'un qui peut m'aider à trouver cette adresse.

- Ok, bonne chance. Je t'aime mon gars!

- Je t'aime aussi M'man.

Elle n'avait pas tort. En bonne mère, en fait, elle avait raison. L'idéal était de recontacter Véronique. Je ne lui avais pas parlé depuis des années, mais nous avions toujours quelques amis en commun. Aux dernières nouvelles elle avait deux enfants et un mari ventripotent. Je ne me suis jamais tout à fait remis de ma séparation avec elle. J'avais vraiment cru que nous finirions à l'auspice ensemble. J'étais un peu heureux que son homme soit un peu gros.

J'ai commencé par sa meilleure amie. Sa meilleure amie de l'époque, parce que j'avais entendu entre les branches que ce n'était plus pareil depuis que Véro avait accouché. Mélodie m'a confirmé qu'elles ne se parlaient plus, mais qu'il lui ferait vraiment plaisir de me revoir. J'ai échangé quelques promesses un peu vides pour passer à ma prochaine source. Quelque part dans le creux de mon cerveau de mâle un peu primate, une petite lumière s'est allumée avec écrit dessus «possibilité de baise».

J'ai contacté deux, puis trois, puis quatre de nos connaissances communes et tous m'ont dit qu'elle avait coupé les ponts avec ses anciennes connaissances.

Acculé au mur, je n'ai pas eu le choix : j'ai appelé son frère. Je ne retranscrirai pas notre conversation parce que ça n'a pas été très joli par moment, mais au bout du compte il a fini par me dire son numéro de téléphone.

Alors, je l'ai appelée.

- Véronique?

- Philippe!? Oh mon Dieu! Comment ça va? Attends, je me libère, je peux te rappeler? C'est quoi ton numéro?

Je lui ai donné mon numéro, elle m'a assuré qu'elle me rappellerait 5 minutes plus tard.

Une heure plus tard, n'en pouvant plus de faire le pied de grue sur les trottoirs de St-Henri, j'étais assis à une table d'une chaîne de restauration rapide spécialisée en beignes quand mon téléphone a sonné.

- Philippe! Je suis si heureuse d'avoir de tes nouvelles!

- Moi aussi Véronique, ça fait quoi... 5-6 ans?

- Au moins 8, c'était avant la naissance de Gabriel.

- 8 ans... wow.

- Qu'est-ce qui se passe avec toi?

- Oh, tu sais...

Et je ne pouvais pas vraiment y échapper, alors j'ai raconté tout ce qui s'était passé durant les 8 dernières années: mes trois appartements, les deux chats, les trois séparations, l'avortement, la faillite, la dépression, les médicaments, l'internement, la remontée de la pente, la stabilité, le job tranquille et payant, le retour à la vie normale...

- Wow... moi je suis juste mère et mariée. Tu sais que j'ai une petite entreprise de confitures à la maison?

- Non! Ça se trouve où tes confitures?

- Pour l'instant, c'est assez confidentiel, je vends à mes amis et ma famille, mais bientôt ça va vraiment être gros. Mon mari est en train de me faire des étiquettes sur l'ordinateur...

Dire que j'avais été fou de cette femme. Je l'avais échappé belle.

- Tu sais pas quoi?

- Non.

- Je suis dans St-Henri.

- Et?

- Ben c'est con, mais je cherche l'adresse de mon appartement dans St-Henri.

- Et?

- Ben, je me suis dit que tu t'en souviendrais peut-être.

- Pourquoi?

- Parce qu'on se connaissait à l'époque.

- Ah non. T'habitais sur Rosemont quand on s'est connus.

- Ben non, tu te souviens pas de notre première fois dans l'entrée?

- Oui, mais c'était sur Rosemont.

- Non, non, je t'assure, c'était à St-Henri. Y'avait cette patère dans l'entrée...

- SUR ROSEMONT. Écoute Philippe. Cette fille, c'était pas moi et j'ai pas vraiment envie de repenser à mes baises d'il y a dix ans avec un homme qui n'est pas le père de mes enfants. Tu comprends ça j'espère?

- Oui, oui... désolé...

- Allez, je dois te laisser, les enfants n'arrêtent pas de courir partout, mais ça m'a fait plaisir de te parler. Rappelle-moi, on ira prendre un café. Je t'emmènerai un pot de confiture maison.

- Super, j'ai vraiment hâte! À bientôt!

J'ai raccroché avec un drôle de sentiment dans le ventre. Je venais de passer près de 4 heures à chercher un ancien appartement sans le trouver. Et puis, après avoir parlé à Véro j'avais une idée : c'était il y a 10 ans plus ou moins... c'était quoi cette quête de fou?

J'ai jeté l'éponge et la clé dans un égout. J'ai regretté immédiatement, mais c'était fait.

Je suis rentré chez moi en me consolant avec la seule chose qui pouvait encore me consoler : demain, j'allais aller chercher Églantine.

Ma bagnole me manquait.

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