dimanche 9 avril 2017

Chapitre 2 : Églantine

J’ai connu Églantine dans un dinner de la Nouvelle-Angleterre. Je ne me souviens plus ce que j’y faisais exactement, comment j’y étais arrivé ou même si j’étais avec quelqu’un. Tout ce dont je me souviens, c’est d’un café pas assez fort et du reflet d’un rayon de soleil dans son pare-brise. Littéralement, j’ai été aveuglé par cette bagnole.

C’était une MG Midget 1975 décapotable, rouge. Elle était littéralement envoûtante. Juste à la voir stationnée à quelques mètres de moi je m’imaginais déjà sur les routes à son volant. Le propriétaire est rentré dans le dinner, a salué la serveuse et le patron à la cuisine avant de s’installer sur un tabouret. 



Ça n’a pas été long, quelques minutes tout au plus, avant qu’il remarque que je dévorais sa voiture des yeux. Je devais vraiment avoir l’air du loup dans la bergerie. Il n’est pas exclu qu’un filet de bave se soit accroché à mes lèvres. Il s’est levé, est venu vers moi et m’a dit, dans un anglais que j’ai compris non sans difficulté, qu’elle était à vendre.

Je lui ai simplement répondu qu’elle ne l’était plus.

Chaque hiver c’est la même histoire, je dois me résoudre à l’abandonner quelque part en espérant qu’elle survive à l’hiver. Je n’ai pas les moyens de l’entreposer et je n’ai pas de garage où je pourrais la laisser en sureté. Alors, à la première neige, au premier verglas, je l’abandonne où je suis à ce moment-là. Je la couvre d’une bâche, qui est toujours dans le coffre, et la quitte en marchant sans me retourner. Je ne sais plus on en est à combien de séparations et de retrouvailles, mais ça me déchire toujours le cœur de l’abandonner et c’est une des plus belles joies de ma vie quand je la retrouve.

Ce matin, je m’en vais la chercher. Je ne suis même pas certain d’où je l’ai laissé. J’hésite entre un entrepôt du nord de la ville ou sous une bretelle d’autoroute dans l’ouest de l’île. Je me souviens qu’elle ne voulait pas monter une pente qui était à peine enneigée. Elle se dirigeait vers le gouffre, vers le caniveau et il n’était pas question que je la laisse faire. Contre son gré je l’ai donc protégée d’elle-même et l’ai abandonné. Je crois que l’entrepôt c’était l’année dernière, ou l’autre d’avant. Sous une bretelle, j’en suis presque certain.

Durant l’hiver, j’y pense peu ou pas du tout. J’habite en ville depuis si longtemps que je me suis fait aux transports en hiver, au grésil, aux congères et même quand je donne un coup de pelle pour aider un copain à dégager sa voiture, Églantine n’est pas derrière mes yeux. C’est une voiture d’été. Elle a été conçue pour ça. Elle est faite pour s’exposer au soleil, pour que des bras nus et des jupes trop courtes caressent sa carrosserie, son cuir.

C’est pourquoi dès les premiers rayons de soleil je commence à la revoir dans ma soupe. Des fois c’est le ronronnement d’un moteur qui passe dans la rue, parfois c’est un vent chaud sur mon visage qui me rappelle c’est quoi être dans son ventre. Et quand je me mets à y penser, rien ne pourrait m’empêcher d’y retourner.

Lorsque je m’assois sur ses sièges de cuir réchauffés par le soleil, lorsque je pose mes mains sur le volant de bois, lorsque je mets mes lunettes de soleil pour la route, c’est comme si elle m’invitait à mourir à ses pieds, à lui baiser la carrosserie et la faire sentir dame de nouveau…

Il n’y a pas de trottoir aux abords des bretelles d’autoroute, pas plus qu’il y a d’arrêt d’autobus ou de chauffeur de taxi prêt à s’arrêter près des voitures qui filent à toute allure vers d’autres histoires. C’est donc quelque chose comme une corrida, une partie de cache-cache, de sauve-qui-peut et de petites peurs qui en valent la peine. Éviter les voitures, marcher sur le bas-côté, enjamber les terrepleins de béton : tous ces obstacles sont autant de mesures de sécurité pour protéger Églantine du monde extérieur.

Puis, je la vois, l’entrevois. Derrière un gros pilier de béton gris, je vois une bâche devenue grise elle aussi après l’hiver. Je m’approche et je sens mon cœur qui veut sortir de ma poitrine pour aller à sa rencontre plus rapidement. Je pèse mes pas. Je marche d’un rythme posé. J’accorde à cette réunion tout le décorum nécessaire, mérité.

Ma main se pose sur le tissu ciré. Je n’aurais pas autant d’émotions à poser la main sur une cuisse dénudée. Les quelques fois où une femme s’est laissée aller sur ses sièges de cuir j’avais l’impression de faire l’amour à trois. Le crissement du cuir torturé par nos ébats était un gémissement de plus se joignant aux nôtres.

Incapable de résister plus longtemps, je m’emballe. Je tire sur la toile, je grogne, je serre les dents, je voudrais qu’elle soit déjà là, nue, offerte à mes yeux.

Et la voilà. À peine plus poussiéreuse que lorsque je l’ai laissée. Superbe. Je regarde par la fenêtre de la portière et anticipe tout le plaisir que nous aurons ensemble. Elle est belle, je lui dis, lui murmure, mais c’est moi qui rougis.

Il y a quelque année, la serrure avait rouillé durant l’hiver et la clé n’a jamais voulu tourner. J’ai cru que j’allais mourir; si près du but et si loin malgré tout…

Depuis, j’ai peur, à chaque fois. Je retiens mon souffle. Je m’insère. Je prends un moment où j’arrête tout mouvement, où je cesse de bouger. Je ressens chaque muscle de ma main, chaque tendon, chaque impulsion dans les nerfs qui parcourent mon corps. Je suis à veille de connaître de nouveau tant de plaisir. Du moment où je tournerai la clé, rien ne sera plus pareil. Ça ne pourra plus jamais être comme avant. Ce sera une autre été avec elle, une autre saison à sillonner les routes, à faire tourner les têtes, à rendre jaloux le monde entier.

Elle saura toujours m’aimer davantage que ce que je peux lui offrir, sans jamais m’en tenir rigueur.

Étrangement, les minutes suivantes sont un peu floues. Je suis entré, elle n’a pas fait d’histoire pour démarrer et nous sommes partis. Nous avons roulé quelques minutes ou quelques heures. Je crois que je l’ai décapotée pour quelques kilomètres. Je me souviens que j’avais froid aux doigts sur ce volant de bois. Le printemps ne pointe qu’à peine le bout du nez. Peut-être ai-je été trop empressé?

Je suis rentré, l’ai laissé à quelques rues de chez moi. Puis, j’ai été faire une sieste avant de rentrer au boulot.

C’est André, mon collègue, qui a passé un commentaire au diner.

- T’en fais une tête! T’as passé la nuit sur la corde à linge?

- Presque… Églantine.

- Tu la vois encore celle-là? C’est cyclique ou quoi?

- C’est une vieille histoire d’amour compliquée, c’est tout.

- Mais une belle histoire, si je me fis à tes cernes…

- J’ai été la revoir cette nuit, pour la première fois depuis l’automne dernier.

- Ah oui? Elle est dans quel coin?

- Dans l’ouest de l’île.

- Et tu y as été comment?

- En transport en commun, puis à pied.

- Ça ne te manque vraiment pas de ne pas avoir de permis de conduire?

- Ça n’a jamais gêné Églantine.

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