mercredi 19 avril 2017

Chapitre 3 : Une rouquine nommée Stéphany


Quand la femme de Paul l’a laissé pour un autre, le bon vivant débonnaire s’est transformé en un être cruel, renfrogné, sédentaire, aigri et particulièrement insupportable. Manque de bol, Paul est notre patron. Du coup, pour André et moi, le moindre prétexte est bon pour travailler à l’extérieur des bureaux.

Il fait beau dehors? Sortons. Une manifestation passe sous nos fenêtres? Allons voir. Un nouveau restaurant offre un accès internet? Travaillons à distance. Un nuage en forme d’ourson est passé dans le ciel? C’est un signe qui ne ment pas : nous devons le suivre.

Mais ce matin André est sorti du bureau de Paul et soudainement n’avait plus besoin de prétexte.

- Tu me sors d’ici ou je le tue!

L’homicide n’est pas une raison, pas un prétexte, tout au plus un justificatif. C’était sa façon de me dire que sa rencontre ne s’était pas déroulée comme il l’aurait souhaité. Il faut le connaître, il n’est pas méchant. Ce n’est pas parce qu’on jamais retrouvé son chien qu’il faut croire les mauvaises langues qui racontent qu’il l’a fait disparaître parce qu’il avait osé uriner sur la moquette. Il a perdu son chien, simplement. Parait que ça arrive.

Je n’ai pas osé le contrarier, parce que. Pour paraphraser le p’tit prince je dirai : y’a des mystères qu’il ne faut pas faire chier. Bref, je n’avais pas besoin de connaître l’histoire, d’avoir une autre raison que celle qu’il venait de me donner pour faire la job buissonnière.

J’allais partir sans mon ordinateur, prêt à aller descendre quelques pintes de bière, mais il m’a arrêté dans mon envol.

- Tu crois que tu t’en vas où toi? Au Club Med? Allez, on va bosser ensemble et on va lui montrer qu’on n’est pas des cons.

Ce n’était pas le moment de lui dire que pour ma part je ne le pensais pas du tout. Mon opinion importait peu à ses yeux, alors je suis retourné à mon bureau pour prendre mon portable et j’ai accéléré ma démarche pour le rattraper. Il appelait déjà l’ascenseur.

J’ai profité de ce moment de répit pour lui demander, comme si ça avait une importance :

- On va où?

- J’sais pas. Y’a ce nouveau café.

- Où?

- Dans la côte. « Élémentaire ma chère rouquine » ça s’appelle ou un truc du genre.

- Tu parles d’un drôle de nom.

- Y’a une rouquine derrière le comptoir, c’est peut-être pour ça.

- Va pour la rouquine.

Allez savoir pourquoi, les gars ont presque tous une attirance mystique envers les rouquines. Il faut dire que les mythes sont légion. Il parait qu’elles : embrassent mieux, ont une odeur différente, luisent lors des nuits de pleines lunes, sont plus cochonnes que les autres, goûtent différentes, ont un caractère plus bouillant (essayez les brunes!), peuvent monter une mayonnaise sans œufs, arrivent à supporter le regard d’un chat dans la pénombre et lisent le braille (quand elles sont aveugles, évidemment).

Je ne fais pas exception. Je crois quelques trucs dans le lot et pour le reste, je ne demande qu’à tester empiriquement.

À peine arrivés et je tombais sous le charme. Pas de la fille, mais du café. Un local fait sur le long, un immense comptoir de bois noir qui occupe près de la moitié du plancher, sur lequel trône une magnifique machine à espresso (vous savez celle qui est chromée avec un aigle sur le dessus?). Derrière le comptoir, sur le mur, des pots de verre avec différents grains de café, différents thés, une multitude de bouteilles d’alcool et de sirop fruités multicolores. Les murs sont de briques, le plancher de bois n’a pas été verni depuis des lustres et porte la marque des cent pas d’amoureux éconduits qui y ont attendu un rendez-vous qui n’est jamais venu.

Derrière ce comptoir, il y a aussi cette jolie rousse. Vêtue simplement d’un jeans qui ne laisse pas de place à l’imagination quant à ses jambes ou ses fesses, d’une camisole noire couverte partiellement par une chemise entrouverte au niveau de la poitrine, nouée à la taille. Elle a les cheveux longs bouclés, d’un rouge flamboyant, irréels. Son visage est tout en angles, coupé par des coups de ciseau trop pressés dans un marbre au teint pâle typique des rouquines. Bref, elle est jolie.

On se prend une table, André se rend au comptoir pour commander et nous revient avec deux cafés. Il est bon, très. Je croise le regard de la rouquine derrière le comptoir et lui souris. Elle lève un verre dans ma direction et me sourit aussi. Cet échange n’échappe pas à André qui me donne un coup de coude.

- Vas-y!

- Où?

- Va la voir! Elle te regarde comme tu la regardes.

- Et je la regarde comment?

- Avec concupiscence.

- Et tu crois qu’elle me fait le même regard?

- Tout à fait!

- Ça fait combien de temps que tu n’as pas baisé André?

- Un bout pourquoi?

- Pour rien… pour rien.

On travaille une petite heure. André ponctue ses phrases de mots doux à l’intention de Paul : l’enfoiré, l’enculé, il va voir cet imbécile, connard, saloperie de sa race (Paul est blanc, André aussi, moi aussi. Ça ne fait pas une histoire politiquement correcte, mais c’est notre situation et ça permet à André de passer ce commentaire qui – dans d’autres circonstances – ne serait pas approprié), enfant de chienne (j’ai rencontré sa mère lors d’un enterrement familial, très sympathique la dame, André exagère)… C’est distrayant en travaillant et c’est aussi bien que siffler. Bref, au bout d’une heure on a terminé et André a envie de pisser.

C’est un détail qui a son importance, parce qu’il se rend aux toilettes qui sont au bout du local, aussi bien dire au bout du monde. Je suis donc seul avec la rouquine derrière le comptoir et j’ai quelques minutes à perdre.

J’ose. Je me lève. Je me rassois, mais au comptoir cette fois. Je me penche, lui fais signe. Elle vient me voir. Elle me sourit. Je n’ai rien à dire, alors je lance une banalité.

- Élémentaire ma chère rouquine?...

- Ouep. C’est moi. Bref : le financement du café vient de mon frère, il s’est conservé le droit de le nommer comme il le voulait. J’ai pas eu mon mot à dire. Quoique je ne me suis pas gêné pour lui faire part de mon avis. Autre chose?

- J’imagine que la question revient souvent…

- Non, du tout, t’es le premier. Jamais on ne m’a passé de commentaire sur ce détail ou simplement sur le fait que je sois rousse.

- Plutôt flamboyante, ça surprend.

- Je suis rousse et surprise : J’ai aussi le droit de me teindre les cheveux!

- J’ai l’impression d’être désagréable.

- Écoute, c’est pas exactement toi.

- C’est déjà ça.

- Mais c’est toi aussi. Tu sais, je travaille ici. C’est mon boulot. Comme toi tu te rends dans ton bureau aseptisé tous les matins, moi je viens bosser ici. C’était un rêve. C’est pas exactement ce que j’avais souhaité. Jamais j’aurais imaginé le nombre de gars qui confondent le service à la clientèle à la drague.

- Ok…

- Je veux pas être draguée. Je veux rien savoir.

- Ok…

- Mec, je travaille ici. Tu comprends ce que ça veut dire? Est-ce que ton travail implique que tu dois te faire aborder à longueur de journée par des gars qui ne veulent que savoir si le poil dans ta petite culotte est de la même couleur que tes cheveux?

- Non…

- Alors, laissez-moi tranquille.

- Ok.

On s’est regardé un instant. J’imagine que j’avais des yeux piteux. Je n’étais pas gros dans mes petites culottes contenant des poils noirs. Elle a compris que j’étais plutôt sonné par sa tirade. J’ai vu dans ses yeux qu’elle était désolée avant qu’elle s’avance pour le dire.

- Je m’excuse.

- C’est correct. C’était plutôt clair et articulé, difficile de ne pas comprendre.

- Non, c’est pas correct. Si je dis ça à tous les gars qui rentrent ici je n’aurai plus de client d’ici un mois.

- Là, t’as un point. Et puis, j’aimerais juste préciser un petit quelque chose.

- Lequel?

- Je n’ai pas confondu le service à la clientèle et la drague.

- Si tu le dis.

- Mon collègue oui, mais pas moi. Pour ma part, je me juste dis que cette fille est jolie, qu’elle semble en confiance derrière son comptoir, qu’elle semble maîtresse de céans et que de l’aborder dans ces circonstances est encore mieux que d’attendre sur le trottoir qu’elle finisse de travailler et de la suivre jusqu’à ce que ce soit le bon moment de l’aborder.

- Je te confirme que si t’avais fait ça, t’aurais eu des chances d’être aspergé par du poivre de Cayenne.

- Ça se vend légalement ça?

- Tu peux revenir à six heures si tu veux le savoir.

- Non, ça va aller. Tout ça pour dire que si tu étais dans un bar et que je t’abordais tu pourrais me dire « tu sais mec, je veux juste boire un verre tranquille, est-ce que c’est trop demander? », au gym « mec, tu crois que je me fais chier à suer en me disant que je suis à mon meilleur et que c’est le moment idéal pour faire des rencontres? », à la pharmacie « ok, t’es pas sérieux, vraiment? Dans l’allée des serviettes hygiéniques? » et dans la rue on sait déjà comment ça aurait terminé….

- Je devine ton point.

- Mon point est que sur ton lieu de travail, c’est un lieu comme une autre, puis je me fous de la couleur de tes poils pubiens et à vrai dire, je me fous aussi du nom de ton café, de ton horaire, de ton statut marital, mais je sais que tu as un frère et que tu découvres que ton rêve n’était peut-être pas aussi idyllique que tu l’avais imaginé. Du coup, on a eu une vraie conversation. Merci, moi c’est Philippe.

Je vois André qui sort des toilettes et rajuste sa braguette (pourquoi il ne l’a pas fait derrière la porte close? Allez savoir!). La rouquine me regarde gravement.

- Moi c’est Stéphanie.

Elle me tend une main que je serre avec un grand sourire.

- Enchanté Stéphanie.

- C’est Stéphany, avec un « y ».

- Pardon, enchanté Stéphany.

- Ça parait pas, mais je sais toujours quand quelqu’un fait une faute dans mon prénom, même à l’oral.

André arrive à notre hauteur et me sourit comme un demeuré. Stéphany nous tourne le dos aussitôt. Je devine qu’il n’est pas exactement son genre d’homme (ou d’humain).

On passe la porte et André me lance encore un coup de coude dans les côtes.

- Petit cochon! Et puis? Ça s’est passé comment?

- Je sais pas, tu demanderas à Paul.

Et je le plaque là, alors qu’il se demande quel est le lien entre Paul et Stéphany.

Moi je sais que je ne supporterai plus les sautes d’humeur de Paul.

J’en souris comme un con en marchant vers Églantine, qui est stationnée deux rues plus loin.

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