jeudi 9 février 2017

Synchronie (nouvelle)



Je l’ai sentie passer à côté de moi comme un oubli. Son parfum me rappelait quelque chose sans que ce soit précis. L’air était venu me caresser dans son sillage et j’en étais encore tout retourné quand justement je me suis tourné vers elle.

Comme si elle avait senti mon regard, l’attendait, elle était là, debout devant la porte, avec un sourire de mille étoiles. Ses yeux souriaient aussi, ainsi que ses bras, ses jambes, son manteau rouge et ses bottes noires. Derrière elle, par la vitrine, je pouvais voir l’hiver qui souriait aussi, le soleil faisait étinceler la neige comme des dents trop polies pour être vraies, comme un sourire trop grand pour être que poli.

J’ai attrapé mon sac, mon cœur et tout ce qui trainait à mes pieds : ma fierté d’homme, mes doutes, mes convictions, mon passé et mes futurs espérés. Je l’ai suivie. Elle s’est engouffrée sans sourciller dans l’hiver qui nous attendait et à petits pas m’a indiqué le chemin dans la neige. Je n’avais qu’à suivre ses traces, la pister. Malgré l’air frais j’aurais pu la suivre les yeux fermés, qu’au parfum. Elle sentait bon, elle sentait le bonheur, elle sentait le foyer d’une nuit de neige, elle sentait le café d’un matin de blizzard, elle sentait la chaleur d’un lit d’une nuit sans lumière sous un ciel étoilé. Ses talons trouvaient le moyen de transpercer la neige et claquer sur le trottoir. Je la suivais comme on suit un métronome, comme on s’accorde sur les battements de son cœur. Je la suivais aveuglément.

Nous avons marché ainsi, moi à quelques mètres derrière elle, dans la neige sur quelques coins de rue, puis dans une ruelle. Elle s’arrêtait de temps en temps afin de s’assurer que j’étais toujours derrière, toujours présent, pour s’assurer que le lien invisible qui nous unissait n’avait pas été rompu par un triste revirement du destin. J’étais là, lui souriais. Elle me le rendait, puis reprenait la marche. 

Jusqu’à cette ruelle où elle s’est arrêtée devant une palissade. N’entendant plus le claquement de ses talons, je me suis arrêté à mon tour. Quelques mètres nous séparaient. Nous avons croisé nos regards, comme d’autres croisent les armes. Elle me touchait au cœur, je la transperçais à l’âme.

Elle a poussé une porte que je n’avais pas vue, y est disparue. J’ai fait craquer la neige sous mes pieds, dans un rythme désordonné, rapide, pour la rejoindre. J’avais peur de la perdre, qu’elle soit à jamais manquante. Comme ces enfants qui pleurent parce qu’ils ne voient plus leur mère, je paniquais et des larmes se tenaient prêtes à s’écouler sur mes joues rougies par le froid. J’étais persuadé qu’elle n’était plus qu’un songe d’un jour d’hiver, maintenant qu’elle était redevenue intangible, persuadé que j’avais été insouciant de laisser quelques mètres de distance entre nous pour me protéger de son éclat, persuadé que ces quelques mètres me plongeaient désormais dans un gouffre abyssal.

Lorsqu’un cœur éclate et qu’il n’y a personne pour le voir, ses rivières de sang d’encre font-elles du bruit ?

Je me suis introduit dans une cour enneigée qui s’est transformée en cour des miracles dès que je l’ai revue, debout sur le balcon. Elle tenait la porte entrouverte, comme une invitation. C’était bien une invitation et je n’ai pas hésité à franchir les quelques pas qui nous séparaient.

La cuisine était sombre. Le manteau rouge venait de disparaitre comme un éclair de feu dans le corridor et mes yeux s’habituaient peu à peu à la pénombre contrastée d’un espace défini, d’un intérieur, en opposition à l’immensité blanche, au désert hivernal. J’ai retiré mes bottes, qui maintenant me gênaient pour avancer et sous lesquelles s’allongeait désormais une flaque d’eau, souvenir d’une saison qui oubliait d’être tendre. Le manteau rouge avait disparu, mais elle était de retour.

Sans s’attarder à mon sort, sans soulever ma présence, sans venir à moi, elle s’est tournée vers une bouilloire sous laquelle elle a allumé une flamme bleue, bleue comme ses yeux. Le dossier conciliant d’une chaise salvatrice a accueilli mon manteau sans broncher.

Nous avions déjà commencé à nous dévêtir, un morceau à la fois. Était-ce trop rapide ?
Nous avons bu un café, en silence, en nous regardant, en souriant, en nous aimant sans le dire. Les paroles étaient trop approximatives pour en user à la légère. Il aurait été si facile de tout gâcher en lâchant une banalité, une imprécision nébuleuse, un souhait ridicule. Je préférais l’incertitude probable à l’improbabilité certaine.

Quand au fond de nos tasses il n’est resté qu’un filet de particules sombres, elle m’a pris par la main, me faisant lever de ma chaise, et m’a entraîné. Nous avons passé une pièce à ma droite, une chambre avec un petit lit couvert de draps blancs, une pièce à ma gauche, une salle de bain avec toutes les crèmes et petits pots dans lesquels les femmes accumulent les meilleurs onguents – leurs plus grands secrets, une autre pièce à ma droite, un salon, puis nous sommes entrés dans une chambre. Une chambre où il y avait un grand lit couvert de draps sombres. Une chambre à la lumière tamisée, aux odeurs musquées.

Nous nous sommes arrêtés. Elle a posé un doigt sur ma bouche, une main sur ma poitrine. J’ai baissé les yeux et ai vu sa main battre sous l’effet des palpitations de mon cœur. J’ai posé la mienne à côté de son sein, afin de sentir le sien. Après un moment, nos battements se sont accordés, synchronisés. 

Nous avons levé les yeux. J’ai plongé dans les siens, elle s’est mouillée dans les miens. Nous nous sommes embrassés.

Quand dire « Je t’aime » est un pléonasme, nul besoin d’être ostentatoire dans ses sentiments. Mes soupirs étaient prolixes. Ma respiration accélérée avait des accents de logorrhée. Mon discours silencieux était incohérent, chaotique, insaisissable de complexité. Mes caresses ressemblaient à de longs fleuves de tendresse, insensibles aux obstacles sur leur chemin, provoquant des remous, des cyclones, de typhons qui me happaient toujours plus profondément au cœur de son corps.

Nous étions soudés l’un à l’autre. D’une cadence commune nous ébranlions la terre, les cieux, les certitudes éloquentes d’un monde qui pourtant en avait vu d’autres. Notre synchronie était parfaite, mesurée, sans calcul, naturelle, indécente et si pure malgré tout. L’innocence même du geste le plus naturel du monde nous liait dans un tango où personne ne menait, où les gestes se succédaient tels des pas chorégraphiés, dénombrés, quantifiés, jaugés pour leur exactitude. Nous consommions un absolu, la quintessence d’une féérie insolente. La photogénie était idéale, la plénitude du moment était à maturité, notre épanouissement sans égal.

Une fleur s’est ouverte et je l’ai couronnée d’un hommage achevé.

Nos amours avaient été isochroniques.

*Cette nouvelle a été publiée la première fois quelque part en 2009... j'ai perdu la date exacte.

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