mardi 12 novembre 2019

Maux en musique - 4

4


« Il doit lui dire: je t'aime
Elle doit lui dire: je t'aime
Je crois qu'ils sont en train
De ne rien se promettre
C'est deux-là sont trop maigres
Pour être malhonnêtes »

Un soir, je suis monté de la librairie et elle était là.

Rien d’insolite ou d’étonnant en apparence, nous vivions ensemble, mais elle n’y était jamais lorsque je finissais. Notre adresse n’avait en commun que notre lit et quelques moments glanés au hasard. Je rentrais tard, elle faisait toujours mieux que moi. Nous n’osions nous quitter, de peur d’avoir tort. L’échec de notre couple ne tenait qu’au temps passé. Comme le chantait si bien Brel « on s’habitue, c’est tout ». Nous nous étions fait l’un à l’autre. La présence de l’autre ne réconfortait plus, n’apportait plus rien à nos vies respectives. La facilité, voilà ce qui maintenait notre duo.

Assise sur le canapé de cuir, elle regardait un bout de papier froissé entre ses doigts. Elle avait bu, la bouteille était encore devant elle et son verre était remplit d’une dose triple de whiskey, sans glaçon. J’ai été assommé par l’air ambiant, lourd, chargé de malheur. J’ai pris place  à ses côtés après m’être servi un verre, prêt à entendre la sentence vicieuse, la surprise tortueuse du destin. Elle ne disait toujours rien.

D’un coup d’œil par-dessus son épaule, j’ai vu qu’il n’y avait qu’une quinzaine de chiffres sur le papier blanc, écrits d’une main tremblante.

- Tu comptes jouer au loto?
- Il faut que tu appelles ce numéro.
- C’est qui?
- Maxine.

Un chiffre pour l’interurbain, trois pour le code de pays, trois pour l’indicatif régional, encore trois pour l’échange de centrale et les quatre numéros finaux désignant une résidence particulière. Quatorze chiffres, alignés sans ordre apparent. Rien de bon ne pouvait m’attendre au bout du fil. Je me suis risqué à une question.

- Qu’est-ce qu’elle veut?
- APPELLE!
- Pourquoi tu cris? Tu ne peux pas m’expliquer à quoi je m’expose? Ça ne peut pas attendre?
- Je t’en prie, appelle, c’est tout…

J’ai compris que le dialogue était inutile, elle pleurait, encore. Nous ne parlions jamais de Maxine, trop de souffrance, trop d’essais ratés, trop de larmes les premiers jours de règles.

J’ai décroché l’appareil, puis après une légère hésitation, ai composé machinalement le numéro. Silence. J’ai cru que je m’étais trompé, que j’avais fait une erreur dans la composition. J’avais oublié que l’interurbain international prend un certain temps à s’aiguiller. Un déclic et une tonalité.

Une voix d’homme parlant un dialecte inconnu m’a répondue. À l’oreille occidentale, les langues orientales ont toutes les mêmes intonations. Je me suis risqué à dire le nom de Maxine sans trop y croire. On m’a mis en attente. J’ai regardé Mel qui tenait à présent sa tête entre ses mains.

- Oui?
- Maxine?
- Enfin…
- Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qu’il arrive? Mel est dans un de ces états… Qu’est-ce que tu lui as dit?
- …
- Maxine? Toujours là?
- Oui.
- Ça va?
- J’ai eu un accident.

Sous mes yeux ont défilés les images d’une voiture explosant, d’un avion crashant, d’un train déraillant, d’un immeuble en flamme, puis d’un volcan en éruption, le mont Fuji en l’occurrence.

- Rien de grave j’espère?

Elle s’est mise à pleurer. Je ne l’avais jamais entendu en larmes. Dur et touchant.

- Maxine, parle-moi.
- Simon…
- Quoi Simon?
- Il était à mes côtés, sa ceinture était attachée, le coussin gonflable ne s’est pas ouvert, la voiture nous a percuté du côté passager… sous l’impact son cou…
- Maxine…
- Il est mort sur le coup.
- Je ne sais pas quoi dire.
- Alors ne dit rien. Je voudrais que tu sois à l’enterrement.
- Je ne peux pas, je… y’a Mel… la librairie… je ne peux pas… je ne peux vraiment pas, je suis désolé.
- Je t’en prie. J’ai besoin de toi, tu dois être là. Tu sais, je lui parlais de toi, il te connaissait, t’aimait…
- Arrête…
- Tu es… tu étais son père.
- Non, je ne l’ai jamais été.
- Je t’en supplie…

Je n’avais pas d’argument valable. Mel avait relevé la tête pour engloutir son verre d’un trait. J’ai eu peur, j’ai capitulé.

- … Je vais essayer. Je pars dès que je peux.

Elle m’a remercié et j’ai déposé l’appareil. Désemparée, les lèvres de Mel tremblaient. Elle me regardait, mais ne me voyais pas.

- Tu vas partir?
- Tu as entendu. Il faut que j’y aille.
- Bien sûr…
- Elle a besoin de moi.
- Évidemment…
- Ne fait pas cette tête. Son fils est mort, elle veut que je sois à l’enterrement. Je n’allais tout de même pas l’envoyer promener!
- Bien sûr que non…
- Qu’est-ce qu’il y a? Pourquoi tu me fais la gueule?
- Rien. Absolument rien. VOTRE fils est mort.

Sur cette remarque, elle s’est levée et est partie. Elle s’est enfermée dans la chambre. La vie a cette façon détestable de nous remettre sous le nez nos échecs. L’annonce de la mort de Simon lui avait rappelé dramatiquement nos efforts infructueux. Elle me répétait toujours qu’elle s’y était résignée, que la vie continuait, mais je connaissais ses mensonges. Je ne trouvais rien à dire pour la réconforter. J’aurais pu proposer l’adoption, mais je savais que ce qui lui pesait n’était pas de ne pas avoir d’enfant, mais d’être incapable là où une autre avait réussi.

Épuisé, je ne l’ai pas suivi dans sa retraite. Je me suis laissé bercer par le souvenir d’une femme qui lisait autrefois dans mon âme. J’ai terminé mon verre et m’en suis servi un autre. Je me suis endormi quelques minutes plus tard, légèrement étourdi.

**

J’ai dû dormir longtemps, trop longtemps. Le téléphone sonnait. Mel ne décrochait pas. Une voie criarde au bout du fil m’a invité à aller chercher mon billet au minimum deux heures avant l’embarquement. Je lui dis que je ne savais absolument pas de quoi elle parlait. Une certaine Mel quelque chose avait réservé cet après-midi un aller simple, était-ce une erreur? Je l’ai rassurée. J’ai raccroché.

Je me suis frotté le cou et me suis levé pour aller à la cuisine. J’avais besoin d’un café, bien fort, noir. Mel m’y attendait, le café était servi. Elle avait entendu la sonnerie. Je l’ai remerciée et me suis assis à table.

- Pourquoi?
- Pourquoi quoi?
- Pourquoi tu me fais la gueule, pourquoi tu angoisses, pourquoi tu organises mon départ? Et surtout, pourquoi un allez-simple?
- C’est ce que tu voulais, non? Je m’y attendais, j’ai pris les devant, voilà tout.
- Ça te fait plaisir que je parte?
- Non, je préfèrerais que tu restes, mais je dois comprendre. C’est tout à fait normal que tu parcours la moitié du globe pour aller consoler une femme dont tu n’as eu des nouvelles que deux ou trois fois en trois ans. Ah! C’est vrai, j’oubliais, c’est la mère de ton fils.
- Arrête, tu sais très bien que ce n’est pas mon fils.
- Mais de qui tu te moques? Tu vas partir, je vais rester et attendre que tu m’annonces que tu l’as si bien consolée, que Simon aurait pu avoir un petit frère! Tu ferais aussi bien de rester là-bas.
- Ma parole, tu es jalouse!
- Pas du tout.
- À d’autres!
- Écoute, ton vol est dans quelques heures, ta valise est prête et je n’ai pas envie de discuter. De toute façon, il n’y a rien à dire. Si tu veux je t’enverrai le reste.
- Viens avec moi.
- Tu es vraiment trop con!

Elle n’avait pas tort.

Ma valise m’attendait à ses côtés. Elle l’a prise et l’a déposé près de la porte. Elle m’a suggéré d’enfiler une chemise propre et de me raser. Je ne pouvais pas discuter avec elle, pas lorsqu’elle était dans cet état. Elle avait raison, pourquoi m’aurait-elle accompagnée? J’ai suivi ses conseils, sauf pour la barbe.

Une heure plus tard,  j’ai pris place dans la voiture, côté passager. Direction : l’aéroport. Une demi-heure de trajet, c’était long, trop long. Mel se cachait derrière un mutisme obstiné, exagéré. Elle faisait semblant d’être attentive à la route, elle-même n’y croyait pas.

Une heure avant l’embarquement, j’ai voulu un verre. Nous avons été au bar et nous sommes assis en retrait. Elle n’avait toujours rien dit depuis notre départ.

- Qu’est-ce que tu prends?
- Ça m’est égal.

J’ai commandé deux vodkas, doubles, sans glace. Rien de tel pour délier les langues et l’estomac.

Son visage s’est détendu au deuxième verre, la détresse prenant place, peu à peu. Un nouvel affrontement s’annonçait, m’effrayait. L’inévitable ayant ses attraits interdits, j’aurais voulu tenter ma chance, mais je ne trouvais rien à dire. Elle ne voulait plus en parler, je le savais. C’est elle qui a brisé le silence.

- Je t’ai glissé un carnet et quelques plumes, au cas ou…
- Je n’écrirai pas, j’aimerais, mais je n’y crois pas.
- L’exotisme, Maxine, la mort de ton fils, y’a de quoi écrire, tu ne crois pas?
- Peut-être
- Je te le souhaite, vraiment.

Pourquoi l’aurais-je contredit? Elle semblait sincère. Son piège se voyait comme un arbre au milieu d’un champ. Si j’arrivais à écrire alors que j’étais là-bas, elle profiterait de cette excuse pour éclater de nouveau, puisqu’elle ne suffisait plus à son rôle de muse.

Elle voulait que je fasse semblant de la rassurer, mais l’envie n’y était pas. Elle voulait me faire parler, trouver une faille. La partie était terminée. Plus avec elle.

Une voix bilingue a annoncé l’embarquement. Je devais partir.

- Je ne resterai pas, je déteste voir un avion décoller.
- Je comprends.
- J’en doute, mais tu es gentil de faire semblant.

Une autre femme m’avait déjà dit ça, peut-être elle.

Elle ne s’est pas retournée. Elle est partie. J’ai attendu un moment et me suis mis en route pour le quai. Pour la première fois, j’étais soulagé qu’elle ne soit plus là, je pouvais être ailleurs.



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