samedi 16 novembre 2019

Maux en musique - 8

8

Fallait pas qu'elle s'en aille,
Oh je vais tout casser
Si vous touchez
Au fruit de mes entrailles
Fallait pas qu'elle s'en aille


Ses main appuyaient sur ma nuque tout à fait inutilement, je n’avais pas envie de décoller ma bouche. En fait, je serais resté là, à ses genoux pour le reste de mes jours. Boire à ses lèvres aurait été suffisant pour survivre. La douceur de sa chair, l’onctuosité de son plaisir coulant, la chaleur de son désir sous ma langue, ses cris étouffés et ses halètements sincères étaient autant de raisons de rester entre ses cuisses. J’aimais lui donner ces frissons.

J’ai continué un moment, alternant coup de langue et coups de dent, légers. J’ai attendu l’explosion, le bonheur en rafale, l’aboutissement en jets continus. Sa main semait le désordre dans mes cheveux, ses ongles forçaient la peau de mon cou, et son corps s’est cambré. L’ultime tremblement, la fin ou le commencement. Sa main si désireuse de passion m’a rejeté d’un geste vif, trop de jouissance, trop de force dans un moment d’égarement où le monde disparaît sous les yeux clos. Elle aurait probablement voulu que je recommence, mais pas dans l’immédiat, elle devait s’en remettre d’abord.

Je me suis relevé, j’ai senti la fin de ma jeunesse sur mes genoux. Mon dos n’était pas épargné non plus. Elle était superbe dans son abandon et moi je faisais pitié à voir. Égoïstement, j’étais assez satisfait de moi-même, mais elle n’avait aucune raison de m’en vouloir, puisqu’elle partageait ma fierté, quoique de façon plus charnelle.

Je me suis penché pour poser un baiser sur sa bouche. Les yeux mi-clos, elle me l’a tendue maladroitement, béatement. Le seul contact de ma peau contre la sienne a suffi à la relancer dans une vague de frissons incontrôlable. Difficile de ne pas être fier de moi.

J’étais impeccable, aucun besoin de me rajuster. Elle était toujours avachie sur un divan trop chic pour être beau. Sa robe gisait sans vie le long de cette couche de fortune, un peu de dentelle était accroché à ses chevilles. Le champagne s’était bonifié avec le mélange de fluide, j’aurais été tenté de le conseiller aux autres convives. Comme si elle s’éveillait d’un rêve impossible, elle s’est rajustée de gestes précis, quoique d’une lenteur sensuelle. Elle s’est relevée.

Elle m’a essuyé le visage de quelques traces de plaisir un peu trop apparentes, s’est regardée dans un miroir providentiel et m’a indiqué d’un œil triste que nous devions quitter ce salon privé. Ces pièces étaient conçues pour que puissent se rencontrer quelques personne d’affaires avides de confidentialité. Nous avions profité du discours barbant de mon éditeur pour nous éclipser sans attirer l’attention. J’avais besoin de me détendre, elle n’était pas contre.

J’ai respiré bruyamment, me suis allumé une cigarette et ouvert la porte. Une bonne centaine d’yeux se sont tournés vers moi.

- Le voilà! L’invité d’honneur de la soirée a dû se repoudrer le nez!

Rire de l’audience. En fait, la peau de mon visage venait plutôt d’être hydratée du plus naturel des fluides, mais j’ai cru bon de garder ce fait pour moi.

Mel se tenait derrière. Un chemin s’est ouvert pour me permettre d’atteindre l’estrade de fortune où m’attendaient un micro et mon embarras. Je serrais une main inconnue, saluait d’un sourire convenu, d’une moue polie. Les applaudissements et les bravos fusaient de toute part. L’hypocrisie avait fini par me submerger et me faire plaisir. Si mon premier lancement avait été plutôt discret, celui-ci tenait plutôt de la fête nationale, ou de la remise des Oscars. Smokings loués et robes achetées pour cette seule occasion. Je reconnaissais la moitié des visages pour les avoirs vus dans les journaux ou sur le petit écran. Des amis, j’en avais que trop peu autour de moi.

D’un pas ridicule, je suis monté sur le monticule de gloire, sur le bûché des vanités, en enjambant la scène. Mon éditeur a soufflé aux invités que j’aurais peut-être été plus avisé de suivre l’exemple de ma charmante compagne et emprunter les escaliers. Cinquante personnages triés sur le volet me faisaient face, attendaient avec impatience de m’entendre leur dire des mots aussi forts que ceux qu’ils avaient lus et critiqués.

Je suis resté silencieux, la foule a suivi mon exemple. La salle était immobile. Un serveur attendait à l’arrière que j’aie fini de parler pour se relancer dans l’assistance. Mel et mon éditeur étaient en retrait derrière moi, de chaque côté. Mel à ma droite, machin à ma gauche.

Presque inspiré, je les ai contemplés.

- D’ici, vous semblez plus petits.

Rires étouffés. Quelques coupes portées à des lèvres avides d’ivresse.

- Vous aimeriez que je vous dise que je n’ai pas préparé de discours et que je sorte dix pages de paroles inutiles, mais voilà, je n’ai rien préparé. Vous n’avez pas été mon inspiration, vous n’étiez pas là quand j’ai écrit ce livre, alors je n’ai rien à vous dire. Ce soir, vous allez boire un champagne payé par un éditeur intéressé par votre bonheur. Moi, je n’ai rien à vous donner.

Le pire est qu’ils ont ri. Soyez arrogant, déplacé, on ne vous aimera que d’avantage. Bukowski l’avait comprit avant moi.

- Ce roman, c’est ma vie, une suite de celle que vous aviez déjà entrevue. Ce roman, c’est moi. Je n’ai pas tenu compte de vos critiques, de vos coups de cœur, de vos applaudissements. Vous l’aimerez ou pas, ça n’a pas d’importance. Je vous remercie de faire semblant de m’écouter.

Et j’ai eu droit à l’ovation. Je suis descendu de scène, par les marches cette fois. Des mains se sont posées sur mes épaules, sur mon dos. Des femmes m’ont embrassé sur les joues, ravies de mon génie.
Le serveur s’est remis au travail. Machin a dit quelques trucs au micro, les têtes se sont désintéressées de moi et la musique a repris ce que le silence et ma voix lui avaient ravi.

Je me suis assis en retrait. Mel était coincée par de vieilles biques qui la complimentaient probablement sur sa robe ou sur sa chance de m’avoir. Personne n’est venu me tenir compagnie. J’avais eu raison de leur dire, ils n’étaient pas là pour moi.

**

J’ai poussé la porte, ivre. De la coiffe de Mel s’échappaient quelques mèches de cheveux rebelles. Je n’avais qu’une envie : continuer l’œuvre du champagne. Le bar maison m’a offert l’hospice attendu. Mel s’est enfermé dans la salle de bain pour son dé-toilettage de fin de soirée.

Péniblement j’ai traversé l’appartement pour m’asseoir sous la lumière chaude de la cuisine, ma pièce préférée. En pile sur la table se trouvaient le journal, les publicités et le courrier du jour. J’ai pris au hasard une lettre qui n’était pas une facture. L’adresse avait été écrite à la main. Curieux, j’ai déchiré l’enveloppe, en ai sorti une lettre. Une photo est tombée sur le sol, à l’envers.

**

Mon cher ami,

J’ai hésité un moment à t’écrire cette lettre. Pardonne mon écriture maladroite, j’ai perdu l’habitude de rédiger à la main, je suis plus habituée au clavier impersonnel. Je ne sais vraiment pas par où commencer, je sais que mon silence est plus simple. Si je ne t’ai pas écrit, ce n’était pas parce que l’envie me manquait, mais je ne savais pas quoi te dire. Alors, voilà.

Ton premier roman vient d’être traduit et fait fureur dans les librairies du pays. La longue tradition de littérature francophone poursuit son court et ici, tu es presque hissé à la hauteur des grands écrivains du siècle dernier. On te qualifie de génie et j’ai du mal à les contredire. J’ai dû faire venir ton nouveau livre en importation, je viens de le finir, j’ai adoré. Tu as une plume magnifique et je suis fière que tu sois le père de mon fils. Je regrette qu’il ne porte pas ton nom, tel que tu me l’as demandé, il aurait été si fier d’être de ta lignée.

Et voilà que j’en viens au sujet que tu devais redouter : ton fils. Il vient de souffler sa première bougie. Je t’envoie une photographie prise lors de son anniversaire. Je ne sais pas si c’est sadique de ma part, j’espère que Mel ne m’en voudra pas trop. 

Répond moi si tu en as envie, j’attendrai avec impatience.

Je t’embrasse

Maxine.

**

Mel était à mes côtés, je ne l’avais pas entendue venir. Elle s’est penchée pour ramasser la photo avant que je n’aie pu faire un geste pour la retenir. L’ivresse m’avait enlevé les réflexes nécessaires pour éviter ce moment désagréable.

- Maxine?
- Oui…
- C’est un beau garçon, quel âge?
- Un an. Je pourrais voir?

Elle gardait la photo en main, elles tremblaient. Ses yeux ne décrochaient pas du cliché. Le malheur pouvait tenir sur un si petit bout de papier.

- Il a tes yeux.
- Arrête, c’est impossible à dire à cet âge. Tu te fais des idées, tu cherches une raison pour souffrir.
- Pour souffrir? Mais tu t’entends? Entre bien dans ta petite tête que je ne souffre pas, je trouve seulement étrange de rencontrer ton fils.
- … je peux le voir?

Elle a jeté la photo sur la table. Comme si le côté imprimé était plus lourd, elle est encore tombée du côté opposé à l’image. Mel s’est tournée. Je suis resté interdit. La curiosité me torturait et me faisait mal. L’épreuve entre les doigts, j’ai pesé le poids de cet enfant qui, me disait-on, était mon fils. Léger et si lourd à porter.

Les yeux dans les yeux, je n’ai vu qu’un gamin âgé d’un printemps. Il n’était plus beau ou plus laid qu’un autre. En fait, il aurait pu être n’importe lequel.

J’ai reposé religieusement mon fils sur la table et suis allé à la rencontre de Mel.

Elle faisait semblant de dormir, je le savais. Je n’ai rien dit et me suis dévêtu silencieusement, respectueux de son désir de silence. Glissé sous les draps, j’ai posé mon bras autour de sa taille.

Elle avait dit vrai, il avait mes yeux.




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