vendredi 15 novembre 2019

Maux en musique - 7

7

Je regarde sur une chaise le journal du matin
Les nouvelles sont mauvaises d’où qu’elles viennent
« Croit-tu qu’il va neiger » me demande-t-elle soudain
« Me feras-tu un bébé pour Noël? » 

Avec la fin de l’automne et le début de l’hiver venait un temps précieux où je pouvais, chaque matin, boire un café et lire le journal en sa présence. Nous chérissions ce moment d’intimité matinale. La librairie tournait d’une façon respectable et nous avions tout pour être heureux. Elle bossait suffisamment pour nous permettre de vivre aisément, et elle ne manquait pas une occasion de rentrer plus tôt pour me tenir compagnie derrière mon comptoir et me donner un coup de main. Quand les clients se faisaient rares, nous nous installions sur un divan posé dans l’arrière-boutique où on se faisait la lecture, quand on ne s’envoyait pas tout simplement en l’air.

Un matin, début décembre ou fin novembre, je me suis réveillé après elle, fait rare. Tout endormi, je l’ai rejoint à la cuisine où elle lisait déjà les titres du jour. Le café m’attendait, noir. J’y ai ajouté un nuage de lait et je l’ai regardé, radieuse. Elle était belle comme le jour qui se levait paresseusement, engourdi par le froid automnal. Je l’ai embrassé dans le cou, elle s’est détachée de sa lecture distraite pour lever les yeux. Triste et heureuse, je ne sais pas comment l’expliquer. J’ai entrevu les emmerdes à l’horizon, je me suis assis.

- Tu penses parfois à Maxine?
- Bien sûr.

J’ai prié, prié pour qu’elle n’aborde pas ce sujet en profondeur. J’ai hoché de la tête machinalement, peut-être en marquant un peu trop ma réponse. J’ai pris une gorgée de mon café, tiède.

- Tu penses à Simon?
- Qu’est-ce que tu crois? Oui, bien entendu, j’y pense parfois, mais sans plus.
- …sans plus…
- Ben oui… sans plus. Je ne peux rien y faire, j’ai une photo sur mon bureau d’un garçon qui vient de célébrer son premier anniversaire il y a quelques mois, qui porte un autre nom que le mien, mais qui est biologiquement mon fils. Sans l’aimer, je tiens à cette image que j’en ai.
- Oui, je sais déjà tout ça.
- Alors pourquoi on en parle? Ce n’est pas vraiment nécessaire. Ce n’est qu’une erreur de parcours, une brèche dans le parcours d’une vie.
- T’as une de ces façons de parler de ton fils… c’est pathétique.
- Pathétique? Mais qu’est-ce que tu voudrais que je ressente? Tu voudrais que j’aime un enfant qui n’est rien d’autre pour moi que la conséquence d’une baise alors que j’étais complètement allumé? Bien sûr, je minimise. Je ressens quelque chose pour la chair de ma chair, mais rien de plus qu’une tendresse filiale tout à fait légitime.
- C’est bien ce que je disais, tu es pathétique.
- Bon, je suis pathétique. Voudrais-tu en venir au fait? Pourquoi ramener ce sujet sur la table ce matin? On ne pouvait pas se contenter de boire un bon café, se dire que l’on s’aime pour une millionième fois et lire le journal? Fallait-il absolument que l’on aborde ce sujet encore, juste pour le plaisir de se torturer?
- Tu ne vois vraiment pas?
- Tu n’es tout de même pas jalouse d’une nuit passée avec une autre femme alors que l’on n’était même pas ensemble?
- Pourquoi pas? Je pourrais, ce serait légitime de souffrir du plaisir que tu as pu donner à une autre femme, mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas le plaisir, mais ce qui en a découlé.
-…
- J’aimerais avoir des enfants de toi. Je t’aime et j’aimerais porter en moi le fruit de notre amour, aussi cliché que puisse être cette image. J’aimerais voir en toi le père de mes enfants, j’aimerais te voir leur faire la lecture, les garder avec toi à la librairie à la sortie des classes, leur apprendre à lire et à écrire, leur lire tes romans… j’en rêve, simplement.
- …
- Ne fais pas cette tête! Je sais bien que ça ne te dit pas, alors c’est pourquoi mon bonheur est si triste.
- Je ne sais pas quoi dire, à part que je n’y avais jamais pensé.
- Tu n’avais jamais pensé à avoir des enfants?
- Bien sûr que si! Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’ai pensé, et il m’arrive encore, que ce serait génial d’avoir des enfants, d’être père, mais je ne croyais pas que tu pourrais en vouloir de moi…
- Mais de qui alors?
- Arrête, tu comprends ce que je veux dire!
- Non, pas du tout. Il m’arrive de lire en toi, mais sur ce point tu es si distant que j’en suis incapable. Mais je ne demande qu’à comprendre.
- Je dois aller travailler dans quelques minutes, alors je vais essayer de faire vite.
- Ok, je t’écoute.
- J’aimerais avoir des enfants, j’aimerais qu’ils soient de toi, mais il ne m’était pas encore passé par la tête de les concevoir. L’idée est claire dans mon esprit, mais ce n’était qu’une idée, qu’un concept abstrait. Mes enfants vivent déjà en moi… c’est ridicule.
- Non… pas tant que ça… je comprends…
- Non, tu ne comprends pas, mais ça n’a pas d’importance, parce qu’on va avoir des enfants, autant que tu en voudras et on commence dès ce soir, si le cœur t’en dit.
- T’es sérieux?
- Bien sûr. Tu ne l’étais pas?
- OUI! Oui, mais je ne m’attendais pas à cette réaction.
- Mon amour, je suis désolé de t’avoir fait attendre.

Je l’ai embrassé d’un baiser amoureux, long et tendre. Je me suis levé, ai avalé le reste de ma tasse et me suis enfermé dans la salle de bain. Je l’ai entendu gambader dans la cuisine et crier sa joie en silence. J’ai posé mes mains sur le lavabo, la tête baissée.

Je n’osais pas m’affronter. Mon reflet m’appelait, j’ai levé la tête. Un homme d’une trentaine d’années, con comme un balai, me faisait face. Il avait une sale gueule, une gueule de salopard. Je lui ai craché au visage.

- Et t’arrives à te regarder dans un miroir…



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