mercredi 13 novembre 2019

Maux en musique - 5

5

Je bois
 A toutes les idées que j'ai eu
 Je bois aussi dès qu'ils m'ont eu

Le souper sur la table, le vin tiré, il ne manquait plus qu’elle. Les chandelles brûlaient depuis déjà un moment, la cire coulait désormais sur la nappe. La lumière n’était plus tamisée, la musique s’était éteinte, l’ambiance était morte à petit feu.

J’étais ivre, une fois de plus. Elle ne me le reprochait même plus. J’ouvrais une nouvelle bouteille tous les soirs, puis une seconde, parfois même une troisième. Elle n’y était pas, elle n’y était jamais. Mes yeux livides ne rencontraient plus que rarement les siens, elle évitait mon regard.

Je venais de recevoir le dernier gros chèque de mon éditeur, de quoi m’offrir quelques mois de vacances, faire le tour du monde. Je voulais célébrer.

Je n’écrivais plus. Son retard, notre couple, nos enfants qui ne pouvaient naître, ma panne d’inspiration, j’avais bien des raisons de remplir ma coupe de nouveau et je ne m’en suis pas gêné.

Elle n’était pas vraiment en retard, puisqu’elle n’appelait plus pour me dire à quelle heure elle rentrait. J’avais espéré que pour un soir ce serait différent. Il m’arrivait encore parfois de vouloir repartir à zéro, refaire ce qui n’avait pas été fait, oublier ce qui était. Je croyais encore en nous, en elle. En fait je croyais en tout, mais je ne croyais plus en moi.

J’ai pris ma coupe, la bouteille et j’ai soufflé les chandelles agonisantes.

Je n’aurais pas pu lire, trop saoul, trop fatigué. J’ai ouvert la porte de mon bureau. Je n’y mettais plus jamais les pieds, ou alors pour y trouver la paix. Nous avions aménagé cette pièce pour qu’elle m’inspire, pour qu’elle soit digne du grand écrivain que nous avions cru que j’étais. Elle aurait probablement fait l’affaire d’Hemingway. Un bureau d’acajou imposant, une Tiffany délicate en coin, un fauteuil capitonné, un ordinateur portable branché en permanence, une bibliothèque insolente, emplie de bouquins avec des pensées, des sentiments, des vies, des pleurs. J’avais tout, je n’étais plus rien.

J’ai pris place, quelque chose me poussait encore à essayer. Une dernière gorgée et j’ai posé ma coupe. Mes doigts se sont perdus sur un clavier trop longtemps négligé. J’ai réfléchi un instant, puis j’ai réussi à aligner quelques mots et puis plus rien. Je n’ai même pas sauvegardé, j’ai replié l’écran sur le clavier.

J’ai pris ma tête entre mes mains et j’ai pleuré. J’ai pleuré cette femme que j’aimais tant. J’ai pleuré ces mots qui avaient disparues au fil des disputes, des reproches.

Elle était en retard.



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